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8 octobre 2008 3 08 /10 /octobre /2008 09:10
On me questionne souvent sur les hommes battus
Voici un article à paraître..
en deux post, au vu des contraintes d'over-blog

Les hommes battus (1)

 

Résumé :

Les débats autour des « hommes battus », sont un bel analyseur des questions de genre. Et des nouveaux problèmes que soulèvent les violences domestiques faites aux femmes. Mais plus loin, à notre époque marquée par une victimologie aigue qui tend à inhiber les débats en termes de domination masculine, la question des « hommes battus » pose clairement le problème du genre. Et de la violence symbolique qui structure nos représentations et pratiques du masculin, et du féminin.

Après une présentation commentée des chiffres disponibles concernant les hommes battus, cet article essaie d’en comprendre le sens.

 

 

MC : Hommes battus, violences conjugales, masculin, domination masculine, victimologie

 

 

Daniel Welzer-Lang

Professeur de sociologie

LISST-CERS (UMR CNRS 5193)

Université Toulouse Le-Mirail

dwl@univ-tlse2.fr

 


 

 

Les hommes battus

 

Il n’y en a pas un pour cent, et pourtant, ils existent…

Léo Ferré[i]

 

Serpent de mer de la problématique violence conjugale, les débats autour des « hommes battus », sont un bel analyseur des questions de genre. Et des nouveaux problèmes que soulèvent ce que j’avais l’habitude de penser comme le dernier obstacle à l’égalité entre les hommes et les femmes, c’est-à-dire les violences domestiques faites aux femmes. Mais plus loin, à notre époque marquée par une victimologie aigue qui tend à inhiber les débats en termes de domination masculine, la question des « hommes battus » pose clairement le problème du genre. Et de la violence symbolique qui structure nos représentations et pratiques du masculin, et du féminin.

Après une présentation commentée des chiffres disponibles concernant les hommes battus, cet article essaie d’en comprendre le sens. Cette réflexion s’inscrit dans mes travaux actuels qui traitent des transitions vers l’égalité des sexes, tant du côté des utopies que des formes de résistances genrées au changement[ii].

 

 

Des chiffres qui font débats

Avant d’être une réalité dont nous allons analyser les atours et les contours, les hommes battus sont d’abord une notion historique fortement débattue.

 

Quelques rappels :

— En 1978, aux Etats-Unis[iii], Suzanne Steinmetz appartenant à l'équipe de sociologues dirigée par Strauss[iv] explique que « le crime le plus sous-estimé n'est pas la femme battue, mais le mari battu ». Dès 1977, elle proclame que 250 000 maris américains seraient battus par leur femme chaque année. Daley Pagelow explique comment Steinmetz a obtenu ces résultats à partir d'une enquête de victimisation. C'est-à-dire un sondage où l'on demande aux personnes si elles ont ou pas été victimes de violences, avec tous les biais possibles liés à ce type d'enquête notamment ceux liés aux rapports sociaux de sexe. En interrogeant 57 (cinquante-sept) couples avec deux enfants, elle obtient 4 hommes autoproclamés victimes de violences, ce qui rapporté à 100 000 couples et multiplié par 47 millions de familles américaines, aboutit à 250 000 hommes battus. Un ensemble de publications scientifiques font état de ses travaux[v].

La presse non spécialisée s'empare alors de ces chiffres et du Time Magazine au Chicago Daily News, titre "le mari plus battu que l'épouse". Les chiffres vont allègrement se transformer pour aboutir, de l'autre côté des Etats-Unis (le Miami Herald), à 12 millions de maris battus[vi].

Autrement dit, on ne peut scientifiquement s'appuyer sur les travaux de Suzanne Steinmetz pour affirmer un quelconque pourcentage de maris battus, mais on peut remarquer que la presse est friande de preuves apportées sous des couverts scientifiques pour montrer une pseudo symétrie entre hommes et femmes battu-e-s. Quitte lorsque les chiffres n'existent pas ... à les inventer.

 

— En France, les premiers articles sur les « femmes battues » datent de 1977[vii]. Très vite, et afin de minimiser un phénomène qui apparaissait complexe et massif, des voix se sont fait entendre pour dire que les hommes aussi sont battus. Et surtout pour symétriser ces notions. Pour la première campagne d’Etat sur les violences faites aux femmes en 1990, menée alors par Michèle André, une commission d’ « expert-e-s » (dont je faisais partie) a estimé le phénomène. Au vu des études européennes, de nos propres pratiques d’accueil de femmes violentées, d’hommes violents et d’hommes battus, les « expert-e-s » avaient estimé à l’époque qu’une femme sur dix était violentée, et que 1% des hommes subissaient le même phénomène.

 

— Systématiquement, depuis 1990, la plupart des associations de pères divorcés, les groupes masculinistes[viii], arguent sans preuve que le nombre d’hommes battus est égal à celui des femmes battues. Ils invoquent le tabou qu’ont les hommes d’en parler pour justifier leur absence des statistiques. En fait, comme pour certaines militantes adeptes de la maternitude[ix] — cette résistance féminine aux changements et à la disparition du genre — ils confondent problématique parentale et violences domestiques.

Depuis quelques années, ces mouvements invoquent en Europe les écrits de Sophie Torrent[x] pour justifier scientifiquement leurs propos. En réalité, ce mémoire qualitatif[xi] de fin de cycle de travail social donne la parole à quelques hommes violentés. Et rien de plus. En tout cas, il n’est pas possible d’en tirer une quelconque conclusion sur l’ampleur du phénomène.

 

— En 1999, Statistiques Canada réalise une l’Enquête sociale générale sur la violence conjugale envers les hommes et les femmes au Québec[xii]. L’enquête a été réalisée auprès de 11 607 hommes et 14 269 femmes. Les résultats sont exposés dans le tableau suivant :

 

Taux de prévalence de la violence conjugale, Canada, 1999

Gravité de la violence

 

Taux annuel

Taux sur cinq ans

 

homme

femme

homme

femme

Victime avec conjoint actuel

17

17

40

36

Violence mineure

 

 

21

24

Violence grave

 

 

19

12

 

 

 

 

 

Victime avec ex-conjoint

17

25

94

108

Violence mineure

 

 

26

35

Violence grave

 

 

68

73

 

 

 

 

 

Victime avec conjoint actuel ou ex-conjoint

19

22

61

70

Violence mineure

 

 

25

31

Violence grave

 

 

36

38

Sources : Laroche, 2003 : tableau 3.8, p. 69; Laroche, 2004 : tableau 1, p. 6.

Lire 22% des femmes, et 19% des hommes déclarent avoir été victimes de violence (graves ou mineures) sur une année.

 

 

Denis Laroche, auteur de l’étude en conclue :

• des taux de prévalence de violences conjugales subies similaires pour les hommes et les femmes;

• des proportions semblables de victimes de la violence grave chez les hommes et les femmes;

• une évolution comparable des taux de prévalence selon l’âge chez les hommes et les femmes;

• l’association des conséquences physiques à la violence grave et à un nombre élevé d’événements, tant chez les hommes que chez les femmes;

• un nombre nettement plus grand de femmes que d’hommes font état de conséquences physiques par suite de violence conjugale, telles que des blessures, le fait d’avoir reçu des soins dans un hôpital ou des soins et le suivi d’un médecin ou d’une infirmière, ou l’interruption de leurs activités quotidiennes.

 

On imagine aisément l’émoi provoqué par des tels résultats. Ils seront critiqués — sur la méthode : utilisation des échelles des tactiques de conflits (Conflict Tactics Scales de Murray) A. Straus. Même si celle-ci a été modifiée pour l’étude. — Et sur le fond : « Les données de l’Enquête sociale générale, 1999 (ESG) de Statistique Canada […] font état de taux de prévalence de la victimisation des hommes et des femmes en contexte conjugal qui sont très près l’un de l’autre. Ceci est parfois interprété comme étant révélateur d’une symétrie des sexes dans la violence conjugale. Pourtant, après une analyse plus approfondie des données, on constate que ce n’est pas le cas » écrit ainsi le Conseil de Statut de la femme du Québec[xiii].

 

 

— En France l’enquête pionnière dirigée en l’an 2000 par Maryse Jaspart auprès de 6970 femmes[xiv] n’a pas interrogé les hommes. L’enquête montrait qu’une femme sur dix (10%) était violentée en France, et qu’une femme sur vingt (5%) était victime de violences physiques[xv].

 

— Enfin signalons la publication récente par l’Insee d’un article intitulé : « Les violences faites aux femmes »[xvi] par Lorraine Tournyol du Clos, (Institut national des hautes études de sécurité), et Thomas Le Jeannic (division Conditions de vie des ménages, Insee). A partir de l’enquête intitulée « Cadre de vie et sécurité » réalisée en 2007 par l’Insee, en partenariat avec l’Observatoire national de la délinquance auprès de 17 500 ménages et individus, les auteur-e-s nous apprennent que « 3 %des femmes de 18-59 ans ont subi en 2005-2006 des violences physiques de la part d'un membre du ménage contre 1,6 %des hommes ».

 

 

Tableau 1

 

 

Les victimes de violences selon le sexe

 

 

 

 

en %

 

Femmes

Hommes

Violences au sein du ménage

 

 

Violences physiques

3,0

1,6

Viol

0,7

0,2

Violences physiques ou viol

3,3

1,7

Violences en dehors du ménage

 

 

Agressions physiques

2,5

3,3

Viol

1,5

0,5

Agressions physiques ou viol

3,4

3,5

Autres agressions sexuelles

 

 

 Baisers, caresses ou autres gestes déplacés

5,9

1,3

 Exhibition sexuelle

3,6

1,6

Vols

 

 

 Vols avec violence

0,8

1,4

 Vols sans violence

3,3

3,6

Agressions verbales

 

 

 Menaces

5,5

6,9

 Injures

16,9

14,6

Lecture : 3 % des femmes de 18-59 ans ont subi en 2005-2006 des violences physiques de la part d'un membre du ménage contre 1,6 % des hommes.

Champ : individus de 18-59 ans.

Source : Insee, enquête Cadre de vie et sécurité 2007.

 

Autrement dit, les hommes violentés représenteraient 35% des personnes subissant des violences de la part de leur conjoint.

 

Les chiffres sont étonnants. En tout cas, en compilant ces données, en relisant les textes qui les présentent, j’ai été très surpris.

Reste, aussi objectivement que possible, à essayer d’en comprendre le sens. Pour l’instant, les analyses qui s’intéressent aux hommes battus oscillent entre un populisme aigu [les hommes sont aussi battus que les femmes] et un misérabilisme sévère qui explique que les hommes battus n’existent pas. Que seules les femmes subissent cette forme d’oppression domestique.

 



[i] Cette citation de Léo Ferré ne concernait pas les hommes battus, mais… les Anarchistes… [Ferré, 1970]. Ce clin d’œil vise à montrer que, pour les hommes battus comme pour les Anarchistes, ce n’est pas forcément le petit nombre d’individus qui empêche un phénomène d’exister socialement.

[ii]Welzer-Lang Daniel, 2007, Utopies Conjugales, Paris, Payot ; Welzer-Lang Daniel, 2009, Nous les mecs…, Paris, Payot ; Welzer-Lang Daniel, Le Quentrec Yannick, Corbière Martine, Meidani Anastasia, 2005 : Les hommes : entre résistances et changements, Lyon, éditions Aléas.

 

[iii] Mildred Daley Pagelow, the « Battered husband syndrome : social problem or much ado about it » in Marital Violence, London, Johnson Norman, ed. 1985, pp. 172-195. L'article entier est consacré à déconstruire l'affirmation de Steinmetz.

[iv] M. A. Strauss, R. Gelles, S. Steinmetz, 1980, Behind closed doors : violence in the american family, New-York, Doubleday.

[v] S. Steinmetz, "Wifebeating, husbandbeating - a comparison of the use of physical violence between spouses to resolve marital fights", in M. Roy (ed.), Battered Women, New-York, Van Nostrand Reinhold, 1977, pp. 63-72 ; S. Steinmetz, "The battered husband syndrome", Victimology, vol. 2, no. 3/4, 1975. pp. 499-509 ; S. Steinmetz, "Women and violence : victims and perpetrators", American Journal of Psychotherapy, vol. 34, no. 3, 1980, pp. 334-50.

[vi] Voir la liste de ces journaux dans Welzer-Lang, 2005, Les hommes violents, Paris, Payot, pp 317 et 428-429.

 D'autres critiques méthodologiques sont apportées dans : E. Pleck, JH. Pleck, M. Grossman P.P. Bart "the battered date syndrome : a comment on Steinmetz 's article, Victimology, Vol. 2, n° 2/3, 1978, pp. 680-683.

[vii] Hanmer Jalna, 1977, Violence et contrôle social des femmes in Questions Féministes, n° 1, pp. 69-90.

[viii] Après avoir été utilisé pour désigner les hommes qui réfléchissaient aux transformations des masculinités en accord avec le féminisme, ce terme désigne aujourd’hui des individus et des groupes réactionnaires, i.e. qui s’opposent à la reconnaissance de la domination masculine.

[ix] La maternitude considère « normal » et « « naturel » que les femmes (car potentiellement mères) s’occupent de l’élevage des enfants. Et ce, au détriment des pères, surtout après une séparation. Cette conception renvoie à une vision naturaliste de la division hiérarchisée des sexes. On en sait les conséquences en termes d’oppression des femmes ! Voir à ce propos les écrit de Christine Delphy : 2001, L'Ennemi principal, t.II : Penser le genre, Paris, Syllepse.

[x] Sophie Torrent, 2003, L’homme battu, Un tabou au coeur du tabou, Éditions Option Santé. Ce livre est l’édition d’un mémoire réalisé au Département de travail social et des politiques sociales de l'Université de Fribourg (Suisse).

[xi] « En se basant sur le témoignage d'hommes reconnus violentés », dit la 4ème de couverture. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une étude quantitative comme le laisserait supposer certains écrits. Et encore moins d’une thèse universitaire.

[xii] Institut de la statistique du Québec. La violence conjugale envers les hommes et les femmes au Québec et au Canada, 1999, Québec, 2003. Voir aussi : Laroche Denis, « Prévalence et conséquences de la violence conjugale envers les hommes et les femmes », Présentation au congrès international Paroles d’hommes Montréal, 23 avril 2005. http://www.stat.gouv.qc.ca/publications/conditions/violence_h-f99.htm

[xiii] Conseil du Statut de la femme, Ampleur et nature de la violence subie par les femmes et les hommes : analyse sur quelques statistiques sur la violence conjugale, Québec, Février 2005. www.csf.gouv.qc.ca/telechargement/publications/RechercheViolenceFemmeHommeStat.pdf

Dans ce document, à côté d’arguments bien construits, on trouve aussi des vraies perles qui fleurent le naturalisme des temps anciens: « Un coup de poing ou un coup de pied donné par un homme comporte un risque de blessures plus élevé que s’il est donné par une femme. Or, cet acte, toujours classé comme grave, pourrait éventuellement être considéré comme de la violence mineure si donné par une femme » (page 12).

Voir aussi : Brodeur Normand, 2003, « Le discours des défenseurs des droits des hommes sur la violence conjugale, Une analyse critique », Service social, Volume 50, numéro 1, p. 145-173. http://www.erudit.org/revue/ss/2003/v50/n1/006925ar.html

[xiv] Jaspard Maryse (dir) et alii, 2003, Les violences envers les femmes en France, Paris, La Documentation française.

[xv] Sur la contestation des chiffres avancés et les précisions concernant les violences physiques, voir l’article : Lebras Hervé, Iacub Marcela « homo mulierilupus ? » in Les temps modernes, n°623, pp 112-134, 2003. Si l’on accepte les critiques de Iacub et de Le Bras, ce sont toutefois près de 422 000 hommes qui auraient été violents l’année dernière avec leurs compagnes en France.

[xvi] Insee première, N° 1180, février 2008

 
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